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False Claims Act et importations : la justice américaine renforce la pression sur les entreprises

Date : 9 juillet 2025

Bertrand Rager

Avocat

Introduction : une loi plus que centenaire au cœur d’enjeux contemporains

 

Adoptée en 1863 pour lutter contre les fraudes commises pendant la guerre de Sécession, la False Claims Act (FCA[1]) s’est progressivement imposée comme l’un des instruments juridiques les plus puissants aux États-Unis pour protéger les finances publiques. Longtemps cantonnée aux marchés publics et au secteur de la santé (Medicare/Medicaid), cette loi connaît depuis quelques années un élargissement de son champ d’application. Les importations apparaissent désormais comme une cible d’application potentielle du False Claim Act.

Une évolution jurisprudentielle par la Cour d’appel du 9? circuit a en effet récemment validé l’application du FCA à des manquements liés à des déclarations douanières. Cette décision s’inscrit dans une dynamique plus large d’extension des contrôles et des poursuites civiles dans le domaine du commerce international et est en cohérence avec les méthodes d’intimidation/négociation commerciale de l’administration Trump.

 

Les fondements juridiques du False Claims Act

 

La sous-évaluation de la marchandise ; La False Claims Act, codifiée au titre 31 du Code des États-Unis (§?3729 et suivants), interdit à toute personne de soumettre volontairement une fausse déclaration ou une réclamation frauduleuse en vue d’obtenir des paiements ou avantages indus du gouvernement fédéral. Deux caractéristiques clés en font un outil redoutable :

  1. L’action « qui tam »[2] : selon la loi américaine, un particulier (appelé relator) peut dénoncer une fraude au nom du gouvernement et engager une procédure civile. En cas de succès, il reçoit alors une part significative des sommes récupérées (jusqu’à 30?%).
  2. Des sanctions sévères : le défendeur peut être condamné à des amendes civiles (plus de 20?000?$ par infraction) et à des dommages triplés (treble damages), ce qui rend les montants potentiels colossaux.

Historiquement centrée sur les appels d’offres militaires, la FCA a évolué pour s’appliquer aux fraudes dans la santé, l’éducation, la fiscalité… et désormais, le commerce international.

Les importations, nouveau terrain de vigilance

Depuis quelques années, les autorités fédérales — notamment le Department of Justice — montrent un intérêt croissant pour les fausses déclarations douanières. Ce changement de cap résulte d’au moins trois facteurs :

 

  • La montée en puissance des droits de douane punitifs dans le cadre des tensions commerciales (notamment avec la Chine).
  • La volonté de renforcer la souveraineté économique par une application stricte des règles tarifaires.
  • Le besoin de sanctionner efficacement les comportements frauduleux là où le régime douanier classique montre ses limites.

Jusqu’à récemment, ces infractions relevaient quasi exclusivement du Customs and Border Protection (CBP), dans le cadre de procédures administratives ou pénales. Mais l’administration fédérale considère aujourd’hui que toute fausse déclaration ayant pour effet de priver le gouvernement d’une recette — notamment les droits de douane — peut être poursuivie au titre du FCA.

Cela concerne, entre autres, les pratiques suivantes :

 

  • L’utilisation d’un code tarifaire incorrect (HS code) ;
  • La falsification de l’origine pour contourner des droits spécifiques ;
  • Les manipulations de factures entre filiales ou partenaires commerciaux.

 

Retour sur l’affaire de la Cour d’appel du 9? circuit : un tournant ?

 

La Cour d’appel du 9? circuit a récemment validé l’application du FCA à des déclarations douanières frauduleuses. L’arrêt portait sur une entreprise accusée d’avoir intentionnellement sous-évalué la valeur de ses marchandises importées, réduisant ainsi les droits dus au Trésor américain.

L’entreprise contestait la compétence du FCA dans ce contexte, arguant que les sanctions douanières relevaient exclusivement du CBP. Mais la Cour a rejeté cet argument, considérant que la soumission d’une fausse déclaration ayant un impact financier pour l’État relève bien du périmètre de la False Claims Act. Ce raisonnement ouvre la voie à une multiplication des poursuites civiles dans des affaires jusque-là cantonnées au droit douanier.

 

-Un exemple concret : l’affaire Sigma Corporation-

 

Dans un article de 2024, le cabinet US Hogan Lovells a cité une affaire emblématique : Island Industries Inc. v. Sigma Corporation. Dans ce dossier, le gouvernement fédéral a poursuivi Sigma Corp (dénoncée par un concurrent-Island Industries Inc) accusée d’avoir détourné plus de 8 millions de dollars de droits antidumping, en classant sciemment des produits chinois à l’importation sous une position tarifaire relevant d’une catégorie non soumise aux droits.

« In 2017, Island Industries … filed a sealed complaint under the FCA alleging that a business competitor, Sigma, and others made false statements on customs forms to avoid antidumping (AD) duties on welded outlets imported from China, resulting in a deprivation to the U.S. government of approximately US$200 million since 2004. »
— Hogan Lovells, 2024

Le jury fédéral a retenu l’existence de fausses déclarations en douane sur deux points :

  • La désignation erronée des produits comme “steel couplings” plutôt que “welded outlets”[3] ;
  • La fausse affirmation selon laquelle ces produits n’étaient pas soumis à des droits antidumping.

Les sanctions ont été lourdes : la sanction douanière de 8?millions de dollars a été triplée conformément au régime du FCA, auxquelles se sont ajoutées des pénalités civiles, pour un total de plus de 26?millions de dollars.

Cette affaire confirme que le contournement délibéré des obligations douanières (tarifaires au cas particulier) n’est plus simplement une fraude douanière, mais peut être requalifié de réclamation frauduleuse au sens du FCA, avec toutes les conséquences que cela entraîne.

 

Conséquences pratiques pour les importateurs

Cette évolution du droit américain impose aux entreprises un changement d’approche profond. Les risques ne sont plus seulement économiques ou administratifs ; ils deviennent juridiques, financiers, et réputationnels.

  • Le risque de contentieux augmente fortement, y compris à l’initiative de lanceurs d’alerte internes ou externes ;
  • Les pratiques douanières doivent être sécurisées : Tant sur l’analyse de classement douanier du produit importé, que sur la détermination de la valeur en douane, et sur la validité des certificats d’origine produits : chaque élément clé d’une déclaration douanière d’importation devant pouvoir être documenté et justifiée ;
  • Les procédures internes de l’importateur (seul responsable de ce qui figure dans la déclaration déposée en douane en son nom) doivent exister, être documentées et appliquées et la documentation relative aux produits importés être dûment conservée, robuste, traçable et disponible en cas d’audit ou d’enquête judiciaire.

Les sociétés multinationales doivent donc renforcer leurs programmes interne de conformité douanière et intégrer pleinement ce risque dans leur cartographie des risques juridiques.

 

Perspectives et recommandations

La tendance est claire : le Department of Justice entend poursuivre et amplifier l’usage du FCA pour récupérer des montants dus au Trésor, même en dehors des sphères traditionnelles (santé, défense, éducation). Le commerce international, du fait de sa complexité et de ses volumes, est une cible logique dans le contexte géopolitique actuel.

 

À ce titre, les entreprises actives à l’exportation vers les États-Unis devraient :

 

  • Procéder à une vérification urgente de la clause relative à la Règle Incoterm applicable dans chaque contrat passé avec un client américain ?

 

Les entreprises réalisant des importations et -en tant qu’« importer of record »-  déposant des déclarations douanières d’importation auprès de la douane US (CBP) devraient quant à elles :

 

  • Procéder à une vérification urgente de la clause relative à la Règle Incoterm applicable dans chaque contrat passé avec un fournisseur étranger ;
  • Vérifier les termes des contrats les liant à leurs « customs brokers » ;
  • Procéder à des audits préventifs de leurs pratiques déclaratives à l’importation aux US (produites en interne ou par des customs brokers) ;
  • Mettre en place des contrôles internes renforcés sur la chaîne logistique afin d’une part de vérifier la fiabilité des données douanière utilisées et, d’autre part, identifier des délégations de confort négligentes aux customs broker, et ce, de manière continue ;
  • S’assurer de la compétence du personnel interne chargé des opérations douanières ou du monitoring des déclarants extérieurs et, le cas échéant, mettre en place une politique et un planning officiel de formation de ses personnels en matière douanière ;
  • Intégrer les risques spécifiques au False Claim Act dans le programme ou les procédures internes de conformité douanière de l’entreprise /du groupe ;
  • Instaurer des canaux internes de remontée d’alerte, afin de détecter les irrégularités avant qu’elles ne deviennent publiques.

 

Conclusion

 

Le False Claims Act, apparente relique du XIXe siècle, s’impose aujourd’hui comme un outil stratégique utilisé par les autorités US de lutte contre la fraude commerciale et fiscale et dont l’application est désormais étendue au domaine douanier.

Pour les importateurs, l’enjeu est désormais clair : ne pas sous-estimer la portée civile d’une non-conformité douanière, sous peine de se voir exposés à des conséquences financières lourdes — voire à un contentieux retentissant.

Ainsi la tentation de recours à la méthode de détermination de la valeur en douane à l’importation connue sous l’appellation de « First Sale Value » devra être abordée avec circonspection et prudence et n’être envisagée qu’après s’être assuré que la documentation de l’intégralité de la supply-chain justifie le recours légitime à cette méthode de détermination de la valeur[4]…faute de quoi l’importateur se trouverait clairement en ligne de mire potentielle du False Claim Act !

 

Article de Me Bertrand Rager, avec les contributions de Mlle Belle Nenadov et M Elias Mekonnen

Sources utiles :

https://www.foley.com/insights/publications/2025/05/multinational-company-customs-enforcement-false-claims-act-risks-part-iii/?

[1] A ne pas confondre avec la règle Incoterm Free Carrier/ FCA

[2]  Abréviation de “qui tam pro domino rege legem servavit”, ce qui signifie “qui agit en son propre nom, mais au profit du roi”. Cette phrase reflète l’idée qu’un particulier peut intenter une action en justice pour le bien de l’État.

[3] Un « welded outlet » est un raccord de tuyauterie conçu pour être soudé à des pipes sans soudure ou à soudures continues, permettant de créer une branche dans une conduite principale, généralement fabriqué par forgeage à chaud et usinage, et capable de résister à des pressions élevées (16 à 20 bars).

Alors qu’un « steel coupling » est un manchon fabriqué en acier, souvent en acier inoxydable ou en acier au carbone, pour garantir résistance, durabilité et résistance à la corrosion et qui permet de connecter deux éléments, tels que des tuyaux ou des arbres rotatifs, pour assurer un transfert efficace de force ou de fluides.

[4] Sans oublier les restrictions à l’utilisation de la valeur transactionnelle pour des transactions entre société apparentées sauf à démontrer que la valeur en douane déclarée est « at arm’s lenth » ni les méthodes alternatives de calcul de la valeur en douane (deductive, computed, fallback et others) prévues par les textes US ainsi que l’obligation de « due diligence and efforts to right one’s wrongs» en la matière et la possibilité, toute américaine,  de self-remedie dans le délai de 300 jours accordé par la pratique US pour rectifier une déclaration en douane , rectification  accompagnée le cas échéant d’une  « voluntary disclosure » pour éviter une catastophe .